Vivre avec grandeur, honneur et beauté

Jean-René Huguenin n’est déjà plus l’enfant de l’exode estival des congés payés, bien que né à Paris le 1er mars 1936. Il est des grandes vacances de juin 1940, ce flux énorme de dix millions de belges, hollandais, luxembourgeois et français souhaitant jeter leurs baluchons sur les plages alanguies de la Riviera.  « L’exode au début me plut. J’avais quatre ans, c’était mon premier pique-nique ». La grossièreté de cette guerre faite par des « écoliers punis » lui laisse quelques blessures mal soignées : l’humiliation, la souffrance … et cette fichue sirène, tous les premiers jeudis du mois, comme un rappel du vaccin de la peur !

« Nous risquions de mourir, bêtement, non pour nous défendre ou sauver notre honneur, mais simplement parce que nous nous trouvions là, sur le chemin qui allait du couteau à la plaie »

Cinq ans plus loin, au moment du reflux, quand résonnent les derniers claquements de balles, Jean-René observe avec dédain « qu’il n’y avait pas assez de lèvres pour les chansons ni de balcons pour les drapeaux. Le même peuple fêtait sa victoire. Après la terreur collective je découvrais le mensonge collectif ». Sa génération est née de ce désordre qui l’amènera à toutes les névroses d’après guerre : la liberté sexuelle, l’alcool, les produits stupéfiants, l’existentialisme et tous les abandons, les derniers pans d’une civilisation en ruines qui s’effondrent sous son propre poids d’inutilité.

Après cette longue promenade, plus rien ne vint agacer la quiétude de la riche famille bourgeoise installée à proximité de l’église d’Auteuil. Les étés, elle migre plein Ouest, face à Ouessant. Là, Jean-René, bercé par les récitals de sa mère, ancienne chanteuse de l’Opéra comique, goûte aux délices de la douce protection de sa grande sœur, Jacqueline. Le temps aussi de se confronter au déferlement de l’océan sur la Pointe Saint-Mathieu, jeu qu’il poursuivra plus tard, adolescent, avec Jean-Edern Hallier lors de « tauromachies océaniques ». Son père, René Huguenin, les rejoint plus tard, dans les derniers jours déjà raccourcis des vacances bretonnes. Les jours longs de juin et juillet étant dédiés au travail. Il avait rapporté de la première guerre mondiale, en plus d’une croix de guerre avec deux citations, une vocation pour l'anatomie pathologique qui l’amena à prendre la direction de l'Institut Gustave-Roussy (de 1947 à 1955). C’est un homme cultivé, avec l’aimable vice d’aimer les lettres. Il avait le goût des écharpes blanches, qu’il portait comme un dandy portait ses gilets écarlates.

Jean-René suit une partie de sa scolarité, celle qui marque parce que celle de l’adolescence, au lycée Claude-Bernard à Paris où Julien Gracq est un de ses  professeurs d’histoire géographie à compter de la troisième. Ce professeur Jekyll and écrivain Hyde n’en gardera qu’un souvenir ému, vague et nostalgique au regard de sa propre jeunesse effacée. JRH est déjà ami avec Renaud Matignon quand il rencontre Jean-Edern Hallier pour la première fois à treize ans. Ce sera le terrible frère janusien, la part d’épine qu’on trouve dans tout, capable des pires complots comme des plus belles générosités. En salle de cours, Jean-René n’est pas particulièrement bon élève ; mais c’est un adolescent doué, une âme sensible qui règne sur la cours de récréation comme un maréchal sur un champ de bataille : avec hauteur et recul. « Il avait quelque chose en lui qui rappelait obstinément le plein vent : ce mouvement de tête fougueux du cheval sans bride, cette voix un peu coupante qui défendait assez agressivement son quant à soi. Il paraissait plutôt de la race qui brûle ses cahiers et ne s’inscrit pas aux associations d’anciens élèves. » [Julien Gracq]. Certains le déclarent grand voyou, avec ce ton que prennent parfois les mères lorsqu’elles parlent de leur progéniture ou les amantes lorsqu’elles reprennent leur souffle après un baiser fougueux.  Il a ce profil de rapace des condottières et des manières de bonne famille ; une posture qui agace. Le voilà promenant légèrement une aisance physique, une physionomie : grande bouche d’archange carnassier, front haut balayé d’une mèche blonde, long cou et regard vif. Jean-René est d’une beauté surnaturelle, scandaleuse, « de ces beautés indécentes à porter pour un homme » [Jean-Edern Hallier].

A 19 ans, à la mort de son père, il débute la rédaction de son journal où il dénonce la stérilité et la médiocrité de son époque ; il le tiendra jusqu’au 20 septembre 1962 avec l’exigence de sa jeunesse et application, car il se plaisait à en imaginer une publication future. Il abandonne des études de médecine - un choix fait à l’âge où l’on veut être pompier, vétérinaire ou faire comme papa - pour préparer simultanément, loin des circuits qui mènent traditionnellement à la littérature académique, une licence de philosophie et le diplôme de l'institut d'études politiques (obtenu en 1957). Doit-on parler de la préparation à l’ENA ? Probablement pas, car dès 1956 il s’engage véritablement comme cavalier léger dans la littérature. Il peint des portraits, rédige des articles pour la revue La Table ronde et signe une longue collaboration avec le journal Arts. Il a vingt ans.

Quatre ans plus tard Jean-René Huguenin publie La Côte Sauvage. Le roman reçoit un formidable succès, quelques écrivains battent le rappel pour ce jeune homme, ils s’appellent Aragon, Gracq, Jouhandeau ou Mauriac. Le titre du roman est glissé fébrilement dans les rouages de la grande loterie du prix Goncourt sans que le destin et l’idéologie dominante ne s’y arrête. Rares sont les écrivains qui atteignent la postérité sur la foi d’une seule œuvre - Fournier, Salinger, Radiguet. Immédiatement on fit l’arbre généalogique de La Côte sauvage pour rattacher le livre à une certaine tradition du roman désengagé dans lequel vibre l'extrême de la jeunesse : donc roman de droite. Dans un style grinçant qu’il veut insolent, Patrick Besson mord inutilement comme un chien de ferme attrape le cycliste qui passe : « La Côte sauvage est l’habituel premier roman sur les vacances, les parents, les sorties, les amours » ; pour n’en être jamais sorti on pourrait le croire sur parole. Plus adroitement Michel Georis écrivait, trente deux ans plus tôt, en 1967 : « Telle quelle, malgré sa brièveté, ses gaucheries, ses imperfections, ses scories et peut-être même à cause de cela, l’œuvre de Jean-René Huguenin me paraît à la fois considérable et estimable. ». Car il y a aussi ces pics de tension graves écrits avec des grands mots purs qui ordonnent une pensée plus vaste dont on aperçoit les points d’appuis (la morale, l’amour, la mort, le stoïcisme ou le romantisme) et qui laissent augurer de ce qu'aurait pu être l’œuvre d'Huguenin si le chronographe ne s’était pas arrêté : une éthique. Michel Georis disait encore : « Jean-René Huguenin me semble avoir posé sa candidature à l’emploi de maître à penser d’une certaine jeunesse que l’on peut appeler une autre jeunesse ». Huguenin se vend sous le manteau pour cent mille ans car ses valeurs sont éternelles. Un Besson se lit dans les halls de gare, par des banlieusardes, c’est sa punition.

« Mon roman sera avant tout le roman de l'amour de la vie. L'amour de la vie au milieu des pires désordres, des pires désastres, et même face à la mort. » - Jean-René Huguenin

 «Anne, ai-je passé tant de nuits à te rêver, placé tant d'espoir à percer ton secret indéchiffrable, et poussé jusqu'à cette nuit tant de soupirs, subi tant de peines, pour découvrir que mon étrange amour n'était qu'une façon d'approcher la mort ?» - Jean-René Huguenin La Côte sauvage

Sa vie littéraire, Jean-René Huguenin la débute réellement à ce moment. La certitude de sa signature apparait plus fréquemment dans les journaux et périodiques. Le Uhlan passe au galop de charge : Le Figaro littéraire, fidèlement à Arts, Les Nouvelles littéraires, Les Lettres françaises, Réalités. L’homme s’épaissit, la plume ne se prend plus les pieds dans les raccourcis, l’éthique s’affirme. Il entreprend la préparation d'un second roman tout en lançant de nouveaux projets offensifs.

Au printemps de l'année 1960, Nietzsche, le philosophe décrié, s'inscrit au fronton de la nouvelle revue publiée par les éditions du Seuil, «Tel quel», qui revendique une double filiation en se faisant accompagner de l'auteur de Monsieur Teste : Paul Valéry. Ces références prestigieuses claquent comme un étendard et manifestent le projet : s’opposer aux Temps modernes, développer une littérature, les arts et subvertir la dictature intellectuelle.  Elle se réclame au départ d’une forme de romantisme et prône un "retour à la littérature". C’est un combat contre le style scientifique d’idéologues à prétentions savantes, d’universitaires aigris et de vieux beaux.

«Je veux le monde et le veux tel quel ..» - Nietzsche

«Vouloir le monde, et le vouloir à chaque instant, suppose une volonté de s'ajouter à la réalité en la ressaisissant et, plus qu 'en la contestant, en la représentant. Alors l'œuvre pourra vraiment devenir, selon les mots de Valéry, «un édifice enchanté?"

Le premier numéro paraît le 26 mars 1960. L’évènement est salué par un cocktail donné au bar du Port-Royal par le triumvirat fondateur, premier comité de rédaction : Jean-René Huguenin, Jean-Edern Hallier et Renaud Matignon, auquel est venu rapidement s’agripper Philippe Joyaux, dit Sollers, la petite bernique qui fera couler le bateau. Dans son projet d’origine la revue est dédiée à la littérature, à l'écriture, à la linguistique ou encore à la poésie, et a vocation à mettre en avant des auteurs méconnus ou controversés. Le premier numéro présente des textes de Francis Ponge, de Philippe Sollers, de Jean-Edern Hallier, mais aussi une traduction de Virginia Woolf, des notes de lecture et une enquête : "Pensez-vous avoir un don d'écrivain ? ». Quelques mois plus tard, Huguenin quitte « Tel Quel » : « il n’avait pas le cœur assez sec pour suivre Sollers » dans ses délires politiques ou scientifiques Il était trop attaché aux mots et à leurs sens pour venir à leur préférer, au bout du compte, des systèmes et des idées peu aptes à satisfaire à ses exigences passionnées, trop respectueux de la littérature, aussi, qu’il plaçait au-dessus de tout. Cette expérience l’affirme : comme intellectuel il choisit le prophétisme contre l’expertise.

Il rejoint, en novembre 1961, le Service cinématographique de l’armée de l’air pour y effectuer son service militaire. C’est lors d’une permission, le 22 septembre 1962, dans une déchirante fin d’après-midi d’automne, se rendant à Rambouillet, pour y retrouver son ombrageux ami Jean-Edern Hallier, que Jean-René Huguenin se tua dans un excès de vitesse à force de dire qu’ « il faut toujours aller trop vite ». Foudroyé dans la ferraille tordue de son automobile de légende, une Mercedes 190 SL de 1955 qu’il appelait « Clara ». « Mort a vingt-six ans, à 160 à heure », titraient les journaux. « Il était une comète, fulgurante dans le paysage littéraire » reprennent les chœurs. C’était l’époque où les romanciers aimaient bien faire la course à la mort dans des automobiles de luxe. En filigrane, le visage de Marianne, la fiancée dont il venait annoncer la prochaine venue, disparut dans les fumées de la carcasse grise. Des débris de son automobile, on sauva les feuillets de son journal dont les dernières pages datent du 20 septembre : « Ne plus hésiter, ne plus reculer devant rien. Aller jusqu’au bout de toute chose, quelle qu’elle soit, de toutes mes forces. N’écouter que son impérialisme ». Ultime message d’un romantique égaré dans son siècle.

Son « Journal » paraît en 1964. Un dernier éclat, un fragment primitif, originel encore dans sa gangue de fierté verte. On y retrouve la pulsion de la jeunesse et les lignes abondent en appels répétés à la force et à la volonté, en promesses faites à soi-même de renoncer à toute faiblesse pour tromper son âme et forger son destin. Il y a aussi la joie et la foi. Huguenin était un fragmentariste, chaque phrase coupe comme une lame de Uhlan tailladant la folie et le néant, pourfendant la modernité et notre société afin d’arriver au plus vite à l’étendard : là, il s’en saisit, le brandit et décrète « Fonder une aristocratie spirituelle, une société secrète des âmes fortes ». Partout c’est une œuvre qui brûle du feu de la pureté imaginée comme ascèse pour des hommes surnaturels,supérieurs parce qu’ils s’imposent la brutalité d’une vie exigeante. Un livre qu’on ne veut pas voir traîner dans toutes les mains, un livre d’égoïste, un livre d’aristocrate.

Par Louis-Marie Galand de Malabry, 22 septembre 2012.

Les âmes fortes

 

Jean-René Huguenin Révolte Jeunesse

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