Epitre sur le Talent
Epître sur le talent.
Je vous assure que c'est bien moins compliqué et bien plus facile à expliquer que vous ne semblez croire. Quand vous dites que les peintres ne s'entendent pas entre eux et que vous vous amusez à juger les coups, vous vous méprenez. Ou, du moins, vous ne songez qu'aux quelques peintres, rencontrés par vous au hasard de la vie, […]. Le Salon d'automne, champ de bataille disposé, voulu, par une petite bande d'artistes, d'écrivains, de journalistes et de politiciens, qui ont toujours besoin d'un semblant de combat — ce Salon amusant, vivant, parce qu'il est plus nouveau que les autres permet que l'on y prenne des attitudes, des positions. Mais la lutte ou le semblant de lutte qui y fait illusion est provoquée et maintenue de propos délibéré. Je dis qu'un peintre, seul, peut se rendre compte de ce qui s'y passe.
D'abord, il faudrait s'entendre sur ce mot de peintre, car s'il désigne tout détenteur de brosses, de couleurs et de palettes, ce mot est vague et insuffisant. Les artistes appelés aujourd'hui indépendants, néo-impressionnistes, etc., notez cela, s'efforcent avec autant d'acharnement à ne plus peindre, que l'on s'efforçait, au temps de Monet, de peindre. Rendre un objet, copier la nature, s'en rapprocher (par des voies diverses), voilà, précisément, ce dont on s'abstient théoriquement. L'opération de l’esprit volontaire, qu'un groupe de peintres « avancés » fait, en présence de, et par rapport à la nature, peut sembler dangereusement arbitraire, tant elle est peu spontanée, chez des hommes du XXe siècle. Cézanne est admirable, parce qu'il a un tempérament de primitif et un œil pur qui resta toujours vierge. Exception, conditions exceptionnelles, milieu provincial, solitude, terreur de Paris, etc. etc. Il ne réalise pas, parce qu'il ne peut pas réaliser et pleure de ne le pouvoir. Ce catholique-bourgeois-paysan se trouve devenir le maître d'une génération de précieux affolés, d'élèves de Gustave Moreau, pourris déjà par les contacts des fruits blets de ce maniaque vieillard. On dit couramment des autres: ils me dégoûtent, avec leur copie de la nature, leur « rendu », leur photographie peinte. Maurice Denis me disait naguère: « on ne peut plus peindre une main comme un maître de la Renaissance; pourquoi s'y efforcer, puisqu'on est sûr d'avance d'être battu ». Propos imprudent car je pourrais répondre: pourquoi reprendre la tradition des primitifs et essayer de se faire un œil d'enfant, quand on est un vieux roublard du XXe siècle ? Sûrs d'être battus aussi. Matisse est inférieur à Giotto; Denis l’est à Botticelli; les purs harmonistes (tous dans la voie de la pure décoration,) sont battus d'avance par les tisserands, les sauvages, les Orientaux, les Gobelins. L’art de nos «exécutants», «virtuoses», comme on les appelait dédaigneusement hier encore, il est autant, mais plus éloigné d'un Velasquez, d'un Van Dyck, que Denis l’est des grands fresquistes italiens du XVe.
J'ai sur eux l'avantage de m'amuser de leurs tentatives, de les admirer souvent, tandis que, eux, enrégimentés et formés en cliques et en petites chapelles de quartier, ils sont exclusifs.
De plus, ils ont un drapeau neuf à défendre. C'est une lutte de principes, de religion. Ils se posent en révoltés, en contestés, sans voir qu'ils sont en train de devenir les soutenus, les applaudis, les succès du jour. Les contestés vont se trouver d'un autre côté et les méconnus seront dans un autre coin.
Encore un autre élément de trouble et d'erreur: depuis Wagner on ne veut plus se tromper et ne pas comprendre tout. On cherche des œuvres difficiles à comprendre. Nous mourons du désir d'avoir un grand méconnu, d'un incompréhensible génie à admirer sans le comprendre. Or, rien de plus rare qu'un grand incompris, génie révolutionnaire apportant des formules inédites. On en cherche un sous les pavés et l'on prend la première larve venue pour ce merle blanc. On est lassé, dégoûté, à cause de cette recherche même. La question, telle qu'elle se pose à nous, est insoluble.
L'art de la peinture a été depuis des siècles jusqu'à maintenant la représentation de la nature, avec des fins très définies: décoration des édifices, ornement de nos demeures, portraits pour conserver l'image intacte de parents et amis: des métiers à exercer honnêtement et avec le plus de talent possible; sans qu'il en soit tout le temps question, sans qu'on juge les œuvres de la veille, dès le lendemain. La critique, l'intrusion des littérateurs, des amateurs professionnels, sans compter les spéculateurs, le marché, la banque, l'agiotage: voilà les nouveaux agents de dissolution et même, de mort.
La question sociale enfin, et la question financière, la compétition financière, l'argent que les uns croient que les autres gagnent; un restant de haine des pauvres diables pour ceux qui « vendent », qui ont des commandes officielles; pour la protection d'en haut accordée, toute une vie durant, à un prix de Rome, à un protégé de l'Institut.
Une lassitude générale, une inquiétude qui se font sentir partout; un besoin de nier, de détruire, absolument impérieux et anarchique: mettez encore tout ceci en ligne de compte. C'est affreusement complexe; et quand vous dites que les peintres ne peuvent pas s'entendre, vous pensez aux ratés, aux intelligents qui ont été dupes d'une fausse vocation, à tous ces essayistes invertis et androgynes que nous sommes devenus. C'est donc sur une élite, sur un groupe d'exception, sur une bande de malheureux que porte votre observation.
Quand vous dites qu'Ingres niait Delacroix — oui, il avait à faire celui qui le maudissait; mais qui vous dit que sans élèves, seul vis-à-vis de lui-même, il ne l'eût pas admiré comme Delacroix l'admirait, lui, Ingres ? . . . J'ai connu des générations de peintres qui étaient équitables les uns pour les autres. On se rendait justice, tout en se détestant. J'ai connu cela jusqu'à l'apparition de vos bougres. Degas a coutume de dire: un tel ? On dit qu'il a violé sa sœur et qu'il a volé son frère; oui, mais il est un fameux artiste.
Degas, le dernier représentant d'une pléiade d'admirables artistes, s'intéresse à tout, découvre des qualités partout, et il s'y connaît ! Il s'y connaît parce qu'il est d'un temps où le talent, la difficulté vaincue, le passage difficile et réussi, comptaient.
En supprimant le talent, le métier, le rendu, la réalisation, on a supprimé toute base, tout élément de critique. Si ce que nous faisons n'est pas un métier : inutile alors d'entreprendre de juger. Sentons ! La plupart des jeunes peintres que vous avez rencontrés dans la vie sont tendancieux et incapables de s'entendre sur une question de peinture avec les fervents de la chapelle d'à côté, parce que : s'ils n'ont pas de génie, ils n'ont aucun talent. S'ils n'ont pas le don, ils n'ont rien du tout. Or, la critique actuelle n'admettant rien en dehors du don (si rare, octroyé à deux ou trois dans l'espace de vingt ans), la critique ne prenant en considération que le génie, l'invention, la trouvaille, bref ce qu'on appelle la personnalité, elle est tenue de vomir sur presque toute œuvre, ou bien elle s'exalte avec emphase et lyrisme, dès qu'elle croit avoir mis la main sur un tempérament.
Or, l'histoire de ces vingt dernières années, que vous m'accorderez que je sais bien, prouve que la critique, et souvent les artistes, se sont mis le doigt dans l’œil à tous les coups; parce que l’on a cru, cinquante fois, avoir trouvé l’oiseau rare; cet oiseau mourait jeune et, bientôt, on s'apercevait qu'on n'avait tenu dans la main qu'un peu de poussière. Les Seurat, les Van Gogh ont été les derniers exemples d'erreurs judiciaires notables. Et le pauvre Carrière ! Déjà évaporé... Tous les grands jeunes succès, tous, tous.
J'aurais bien plus de choses à vous dire encore, mais je suis fatigué. Bonsoir et à bientôt.
Jacques-Émile Blanche - Portraitiste
27 octobre 1907
P.S. — Quand je dis Carrière, je ne parle pas de l'homme de métier. Plein de talent facile. Je parle du génie, du penseur, de l'original, du créateur.
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